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Création - 10 représentations du 2 au 12 octobre 2024 au Théâtre des Martyrs, Bruxelles
Un Ennemi du peupleReprise !!! 7 novembre à 20h la Salle Europe, Colmar /// 20 au 23 novembre à 20h au PBA à Charleroi
Détester tout le mondeReprise ! 5.12.24 à 14h et 20h à la Salle Europe à Colmar
Pour rien au monde - Michael KohlhaasCréation - 10 représentations du 2 au 12 octobre 2024 au Théâtre des Martyrs, Bruxelles
Un Ennemi du peupleReprise !!! 7 novembre à 20h la Salle Europe, Colmar /// 20 au 23 novembre à 20h au PBA à Charleroi
Détester tout le mondeReprise ! 5.12.24 à 14h et 20h à la Salle Europe à Colmar
Pour rien au monde - Michael KohlhaasCréation - 10 représentations du 2 au 12 octobre 2024 au Théâtre des Martyrs, Bruxelles
Un Ennemi du peupleReprise !!! 7 novembre à 20h la Salle Europe, Colmar /// 20 au 23 novembre à 20h au PBA à Charleroi
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Pour rien au monde - Michael KohlhaasCréation - 10 représentations du 2 au 12 octobre 2024 au Théâtre des Martyrs, Bruxelles
Un Ennemi du peupleReprise !!! 7 novembre à 20h la Salle Europe, Colmar /// 20 au 23 novembre à 20h au PBA à Charleroi
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Un Ennemi du peuple
« Mes chers concitoyens, j’ai des révélations à vous faire. C’est pour cela que je suis ici ce soir. J’ai à vous révéler une découverte d’une toute autre portée que l’empoisonnement de nos conduites d’eau. Ce que j’ai découvert, c’est que toutes les sources morales de notre existence sont empoisonnées, que toute notre vie sociale repose sur le sol pestilentiel du mensonge. » Thomas Stockmann, médecin de la station thermale d’une petite ville dirigée par son frère Peter, découvre que l’eau des bains est polluée par les rejets d’industries locales. Il s’improvise alors lanceur d’alerte et bientôt martyr de la cause climatique : avec la perspective de travaux coûteux, d’une longue période de fermeture et d’une publicité désastreuse pour la ville, la « majorité compacte » fait en effet bloc aux côtés de son frère, et Thomas se retrouve seul contre tous. Amoureux de sa vérité jusqu’à l’absurde, sa trajectoire d’une effroyable ambiguïté le mènera, en pantalon troué et bonnet, comme un bouffon de comédie, à une autre grande découverte : l’homme le plus fort au monde est le plus seul.
Durée estimée 2h30 avec entracte
Tous publics dès 14 ans
Mise en scène
Thibaut Wenger
Avec
Nicolas Luçon,
Emilie Maréchal,
Sarah Ber,
Pedro Cabanas,
Denis Mpunga,
Marcel Delval,
Michel Lavoie,
René-Claude Emery,
Joséphine de Weck
Dramaturgie
Jean-Marie Piemme
Scénographie
Arnaud Verley
assisté de Clara Dumont
Costumes
Claire Schirck
Lumières
Matthieu Ferry
Sons
Geoffrey Sorgius
Musique
Grégoire Letouvet
Assistanat
Laura Ughetto
Production
Patrice Bonnafoux
Une production Premiers actes, compagnie conventionnée par le Ministère de la Culture / DRAC Grand Est, en association avec la compagnie Opus 89, Fribourg ; en coproduction avce Nuithonie/Equilibre, Fribourg ; Le Nouveau Relax – scène conventionnée de Chaumont ; Espace 110, Illzach ; Théâtre Océan nord, Bruxelles ; La Coop asbl – Shelter prod ; Le Centre des Arts Scéniques. Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles / Service du Théâtre, de l’Etat de Fribourg, de la Région Grand Est, de la fondation Ernst Göhner, de la Loterie Romande, de la SPEDIDAM et de l’Agence culturelle Grand Est pour les résidences de coopération.
Un Ennemi du peuple : la délicate position du lanceur d’alerte **** Jean-Marie Wynants pour Le Soir
Avec Un Ennemi du people d’Ibsen, Thibaut Wenger aborde une nouvelle fois des thématiques très actuelles portées par une formidable équipe de comédiens.
Sophocle, Shakespeare et bien d’autres l’ont proclamé maintes fois: les porteurs de mauvaises nouvelles ne doivent s’attendre à aucune récompense. Souvent même, c’est à eux que l’on s’attaque plutôt qu’au mal qu’ils annoncent ou dénoncent. Ces dernières années, les lanceurs d’alerte en ont fait l’expérience à maintes reprises.
Le docteur Stockmann est l’un de ces lanceurs d’alerte. Dans la petite ville dont son frère Peter est le principal responsable politique, il a porté à bout de bras un projet de station thermale. Son idée, reprise par son frère, a fait son chemin et aujourd’hui la cité doit son opulence à ces eaux où se baignent touristes et curistes. Mais, comme souvent, la ville a rogné sur les dépenses pour rentabiliser la chose au plus vite. Les canalisations, notamment, ont été installées en dépit du bon sens. Inquiet, Stockmann a fait réaliser des analyses et celles-ci sont sans appel : les eaux sont dangereusement polluées et menacent la santé de tous ceux qui les utilisent. Certain d’œuvrer pour le bien de ses concitoyens, il rend ses conclusions publiques et, dans un premier temps, tout le monde loue sa perspicacité et son courage. Mais trsè vite on comprend qu’il s’est lancé dans un combat à l’issue très incertaine. Ceux qui le soutiennent sont loin d’être désintéressés et ceux qui le condamnent sont prêts à tous les mensonges pour le faire tomber. Car plutôt que de résoudre le problème (ce qui coûterait cher à la ville dans un premier temps), mieux vaut abattre le lanceur d’alerte et opérer quelques changements cosmétiques pour rassurer l’électeur.
Avec Un Ennemi du peuple, Ibsen livre une tragi-comédie aux accents terriblement actuels : lanceur d’alerte, pollution catastrophique, aveuglement politique, retournement de veste, manipulations diverses, ignorance, lâcheté de ceux qui veulent qu’on règle la crise climatique sans rien changer à leurs habitudes… Tout est là et la version qu’en donne Thibaut Wenger, dans une scénographie actuelle, intelligente et modulable, renforce cette impression. Tout en interrogeant les motivations de chaque personnage, du lanceur d’alerte grisé par sa certitude de détenir la vérité au journaliste progressiste retournant sa veste avec une aisance terrifiante en passant par le représentant des petits propriétaires prêt à toutes les compromissions au nom de la mesure et de la modération.
Au centre de la distribution, Nicolas Luçon est un formidable Stockmann avec lequel on se sent longtemps en communion totale malgré quelques dérapages aussi comiques que révélateurs dans sa façon de traiter son épouse ou de ne jamais retenir le nom de la bonne. Mais si on se dit longtemps qu’il a raison, on comprend aussi au bout d’un moment qu’il a « mal raison ». Bien sûr il dit la vérité mais il la dit mal, incapable de se mettre à la place des autres pour s’en faire des alliés, s’obstinant comme un enfant là où il faudrait agir en adulte pour vraiment faire bouger les choses. Nicolas Luçon joue tout cela magnifiquement jusque dans la scène finale où, au-delà de son entêtement, il retrouve foi en son combat pour l’avenir de ses enfants. Face à lui, Michel Lavoie est un Peter ideal, aussi solide qu’agité, aussi juste dans son rôle de responsable politique que dans sa position de frère aîné. Pedro Cabanas incarne le journaliste Hovstad avec toute l’ambiguïté nécessaire, René-Claude Emery est un petit propriétaire idéalement comique dans ses constants rappels à la prudence tandis que Joséphine de Weck, très drôle, campe une jeune journaliste aux dents longues prête à tout pour un peu de pouvoir. Du côté de Stockmann, Denis Mpunga est un capitaine Horster fidèle et silencieux dont on ne connaîtra jamais les motivations. Sarah Ber campe Petra, la fille aînée, avec la ferveur idéale, engagée et luttant aux côtés de son père tandis qu’Émilie Maréchal fait parfaitement ressentir toutes les émotions de Katherine, l’épouse fidèle, agacée par le machisme de son mari (ce qui n’apparaît pas dans le texte d’Ibsen mais qu’elle fait comprendre d’un simple soupir) inquiète des conséquences de son combat puis se rangeant à ses côtés quand toute la ville le conspue.
Cerise sur le gâteau (s’il nous permet cette image) Marcel Delval est parfait en surgissant au milieu du jeu de quilles dans le rôle du machiavélique beau-père de Stockmann. Une distribution remarquable à laquelle se joignent les deux jeunes interprètes des fils Stockmann pour un spectacle qui monte constamment en puissance, utilisant la scénographie, les lumières, le son pour mieux nous faire entendre et ressentir les innombrables contradictions et questions portées par cet Ennemi du peuple auquel l’adaptation et la dramaturgie de Jean-Marie Piemme donne un remarquable coup de jeune qui ne trahit jamais l’original.
Synthèse d’échanges entre Jean-Marie Piemme et Thibaut Wenger
TW : Prozor, dans la préface de sa traduction, voit en Thomas un grand destin qui se révèle à lui-même. Pour ma part j’aimerais essayer d’y lire l’histoire d’un bourgeois de province qui s’invente un grand destin… Une sorte de trajectoire de martyr narcissique. Mais j’ai aussi d’autres personnages en tête, Nora, Alceste, et je cherche à naviguer entre la comédie et un mouvement plus profond, le désir d’une autre vie… A quel pouvoir Thomas aspire et quels sont les liens avec Nietzsche, la Volonté de puissance ?
JMP : Je ne sais pas si Ibsen avait lu Nietzsche. La volonté de puissance chez Niestzche est d’abord façonnement de soi-même. Ce n’est pas une valeur sociale, ce n’est pas devenir un homme important dans la société. C’est se construire une personnalité au-dessus du commun. Il y a un peu de cela chez Stockmann, sauf que me paraît peu nietzschéen le désir de reconnaissance que le docteur manifeste souvent. Plus que du modèle du « surhomme » Stockmann me semble relever du modèle du sauveur avec ce qu’il y a de reconnaissance à la clé. Plus qu’à son œuvre philosophique, le trajet que Ibsen donne au docteur ferait plutôt écho au trajet biographique de Nietzsche, allant de la maîtrise de la pensée à la folie.
Quant à la question du pouvoir, on peut considérer que Peter est le détenteur du pouvoir, sans forcément chercher à préciser lequel… Au passage, je fais remarquer que le frère puissant s’appelle Peter (Pierre) comme le saint qui est censé être le chef de l’église et que l’autre frère s’appelle Tomas, le saint qui ne croit que ce dont il a la preuve, attitude digne d’un savant. Pour qualifier Peter, certaines traductions disent le maire, le préfet, le Bailli… (il s’agit en fait d’un haut fonctionnaire au service de la couronne suédoise). Ça flotte, et s’il faut une référence on peut dire que les procureurs aux USA sont à la fois des fonctionnaires du ministère de la justice et sont néanmoins élus. Et qui vote ? Les propriétaires et les petits propriétaires (en Norvège le suffrage censitaire élargi en 1884 devient universel en 1898.)
Du point de vue du présent, la pièce présente cette difficulté : pour la monter aujourd’hui, il faut aller contre l’interprétation d’Ibsen lui-même. Il est clair qu’Ibsen parle derrière Stockmann. Or, cette parole n’est plus audible aujourd’hui. Mais ton idée d’un désir d’une autre vie n’est certainement pas absente de la pièce. Désir d’une vie régie par la seule vérité. Désir d’une vie où la contradiction n’existe pas. Désir d’obtenir une place de choix dans cette vie de Vérité. En attendant, une vie plus confortable que celle de l’exil le séduit. Un intérieur chaleureux, boire modérément, bien manger (une petite parenté avec le Galilée de Brecht, lui aussi est un savant qui aime bien manger). Sa fille Petra rêve aussi d’un autre enseignement. C’est sa groupie, sa disciple.
C’est quand Stockmann parle du bonheur des certitudes scientifiques que cela se complique. Car il en parle dans un oubli complet des contradictions sociales. Au temps du Covid, cela renvoie au conflit des scientifiques et des politiques sur la question du confinement. Peter incarne une vision « trumpienne » de la gestion de la crise : économie avant tout, là où Stockmann incarne une intransigeance scientifique, mais une intransigeance qui vire à la névrose, qui se manifeste comme un intérêt objectif traversé par un intérêt subjectif. Là Nietszche pousse son nez, lui qui a mis le doigt sur le fait que nos valeurs les plus nobles sont toujours sous-tendues par des intérêts pulsionnels. Mais ce n’est pas là-dessus qu’Ibsen souhaite insister, il est pour ainsi dire nietzchéen malgré lui, nietzschéen sans le savoir. Sa visée à lui, c’est l’idée du marécage. La contagion biologique de la maladie devient la contagion d’une société entière. L’épidémie a pour ainsi dire une valeur de révélateur du fonctionnement social.
Aujourd’hui il y a des voix en Europe à gauche comme à droite pour dire que la parole politique a démissionné devant la parole scientifique. La société corrompue des propriétaires et des petits propriétaires de la pièce s’opposait via ses représentants à la vérité de Stockmann. Aujourd’hui, il semblerait que ce soit l’inverse. Dans cette hypothèse, l’ennemi de Stockmann ce ne sont plus les propriétaires petits et grands, mais, je dirais pour aller vite, tous les partisans de la théorie du complot, ceux qui voient le Covid comme un virus chinois destiné à saper l’économie américaine ou ceux qui d’une façon plus générale croient qu’il existe un complot mondial destiné à imposer au monde des normes nouvelles.
Vu sous cet angle, un Stockmann qui saurait distinguer les intérêts objectifs de la vérité, sans les laisser se contaminer par les intérêts subjectifs, pourrait de nouveau apparaître comme un héros positif. Il resterait celui qui porte l’esprit des lumières contre les nouveaux obscurantistes, quitte à être vaincu. Mais la pièce n’offre guère de pistes pour aller dans ce sens-là. Elle est trop chrétienne pour cela, elle s’obstine à montrer un homme qui sacrifie sa vie et celles des siens pour la rédemption d’une l’humanité qui n’en veut pas. Il y a un devenir christique de Stockmann. C’est le soubassement de son devenir sectaire possible. Quand vous êtes seul face au monde et que ce monde refuse de vous entendre, il reste l’enfermement sectaire.
Seuls les trois premiers actes présentent un conflit équilibré : dire la vérité / taire la vérité. Après, la pièce réaliste et objective jusqu’ici bascule dans un subjectivisme exterminateur où la vérité est moins une valeur dynamique qu’un fétiche au nom de quoi il faut invalider l’autre pour rester soi-même.
Au fond, on pourrait dire que Stockmann nous apparaît comme un adulte relativement raisonnable et lucide pendant trois actes et devient un adolescent insupportable dans les deux autres. Un adolescent qui fait de « dire la vérité » une composante de son identité et se lance dans une radicalité perdue parce que le réel n’est pas conforme à ses désirs. La quête identitaire / adolescente de la vérité a pris le pas sur la quête rationnelle / adulte.
Nora, Alceste, oui, il y a une proximité de Stockmann avec d’autres radicaux impliqués dans un affrontement avec la société. Mais de grandes différences aussi. Nora pose un acte avec un but : se construire comme sujet. Son départ « pousse » pour ainsi dire la société vers une transformation. Au contraire, Stockmann parle, se referme sur une île fantasmatique, il réduit la société à sa société, il la sectarise. Quant à Alceste, dirait-il « l’homme le plus fort au monde est l’homme qui est le plus seul »? J’en doute. Alceste est caractériellement misanthrope, ce que n’est pas Stockmann. C’est le refus du monde d’adhérer à sa passion de la vérité qui le pousse à sortir des rails.
TW : Dans le quatrième acte, il y a aussi une volonté kamikaze de ne pas se défendre, de ne pas laisser la possibilité de se faire comprendre, un sabordage… Cela ne me semble pas être de l’ordre de l’acte manqué, Stockmann n’agit pas contre lui-même comme un personnage de Kleist, il y a une certaine forme de logique, de projet obscur, une volonté de destruction, de soi, de la société, du pouvoir, de son frère… Bien entendu il y a certainement le nihilisme de l’époque qui parle en lui mais il y aussi quelque chose qui m’échappe dans la construction.
JMP : Dans la pièce, l’acte 3 est central, c’est l’acte de la bascule. Jusque-là, nous sommes avec Stockmann, le texte nous conduit à partager ses enthousiasmes, même si on peut parfois les trouver un peu puérils (le rôti, par exemple). A l’acte 3, nous voyons les premières manifestations de son aveuglement. Notamment parce que le point de vue du spectateur a changé. Le spectateur sait que Aslaksen et Hovstad ne soutiendront pas le docteur contre le préfet. Et il voit un Stockmann inconscient de cette situation s’imaginer qu’on pourrait lui faire une fête et s’offrir le luxe de la refuser. À partir de là, Ibsen construit l’acte 4 sur un mode a priori réaliste, Stockmann s’explique pendant le débat. Mais ces explications sont traversées de fantasmes, de bouffées délirantes.
L’acte 4 est étrange par la longueur de la prise de parole du docteur. Il y a là quelque chose de déséquilibré. La confusion permanente entre le rationnel et le fantasmatique se marque d’abord là : dans un trop de mots, dans un abus de paroles. Stockmann parle tout seul. Il offre le spectacle d’un homme qui dérape, qui est en train de perdre pied. La difficulté de l’acte tient évidemment à ce que le spectateur actuel soit sensible à l’argumentation du “seul contre tous”. Le romantisme aime les héros solitaires et mal barrés. L’argumentation est pourtant contredite par l’excès de mots et par la logique qu’ils charrient.
D’une certaine façon, on pourrait dire qu’Ibsen a piraté son propre message. L’homme Ibsen pense comme Stockmann. Mais l’écrivain Ibsen a introduit des contre-feux qui empêchent d’adhérer pleinement au message.
Je me suis demandé ce qu’on perdait en supprimant l’acte 4. Sur le plan narratif, la prise de parole correspond au message que Stockmann devait publier dans le journal. Cette prise de parole aura des conséquences exposées dans l’acte 5. Et donc, si l’acte de diffusion est montré d’une façon ou d’une autre, même brève et silencieuse, on passe facilement du 3 au 5. Car, sur le plan du contenu, rien de nouveau, c’est le développement du thème de la corruption déjà présent. Si on le supprimait, le spectateur n’y perdrait qu’un message idéologique. Le perdant, ce serait Stockmann lui-même dont le caractère se verrait considérablement réduit. Il y a quelque chose de suicidaire dans sa prise de parole.
Un autre point de bascule dans l’acte 3 se situe dans le refus des grands propriétaires de financer les travaux de réparation. Ce refus semble aller de soi, ne pas poser problème puisque Peter se replie sur la collectivité. Aujourd’hui, on peut estimer que cette « normalité » est contestable : l’idée que les pollueurs doivent être les payeurs a fait son chemin. À remarquer aussi que Peter aurait réfléchi à des possibilités de réparations compatibles avec les finances. Ce point d’équilibre entre finance de la ville et garantie sanitaire n’est jamais recherché par Stockmann. Stockmann vit dans un monde pour lui sans contradictions. Autant dire qu’il n’a pas accès au raisonnement politique. Le raisonnement politique serait soit de combattre les grands propriétaires qui ne veulent pas investir dans les réparations, soit de trouver un point d’équilibre entre économie et santé, ce qui est proprement la tâche du politique, en quoi Peter est dans son rôle. Mais Stockmann pratique une logique sanitaire impérialiste.
Cela pose la question de savoir quel traitement réserver à Peter dans le spectacle. Doit-on en faire un repoussoir manipulateur, comme le veut Ibsen, me semble-t-il, ou bien lui accorder quelque crédit ? Après tout, le point de vue économique ne peut pas être purement et simplement balayé, on le voit aujourd’hui. Donne-t-il l’impression d’une vraie force ? Faut-il en faire un puritain coincé, comme semble le montrer le premier acte, ou au contraire accréditer ce qu’il dit de Stockmann ?
TW : Peut-être que Stockman a en effet, d’entrée de jeu, quelques soucis avec ce qu’on nomme le sens des réalités, qu’il est fondamentalement inadapté aux aspirations bourgeoises, et qu’en dépit de ses efforts, de sa fierté pour son abat-jour et son rôti, pour cette nouvelle vie confortable après des années de pain noir et d’exil, la première bactérie venue lui permettra de se réconcilier avec son hors-cadre, avec sa détestation de la bourgeoisie et de la politique, de saccager cet ennui, de retourner à une autre forme de désert, cette fois-ci non plus au nord mais en campant au milieu de son salon, où le vent froid qui pénètre par ses fenêtres brisées fait monter en lui une sorte d’extase anarchiste plutôt lumineuse.
JMP : Pour Stockmann, il faut chercher à donner à voir, avec les moyens du théâtre, qu’il ne fait rien comme tout le monde : jouer avec son côté narcissique, capricieux, fantasque, illuminé, enfantin, tout mû par un idéalisme dangereux, tout ému de la jouissance qu’il tire de ses actions. S’amuser de son besoin de reconnaissance, de l’appétit de visibilité qui le travaille, comme un enfant qui cherche à se faire remarquer. Et naviguer sur des flux d’énergies contradictoires, entre le bien-fondé du discours de vérité, et le cul-de-sac des débordements narcissiques du combattant qui torpillent son propre combat. Le choix de Nicolas Luçon me semble très bien vu. C’est un excellent acteur qui ne tombe pas spontanément dans le naturalisme. Il peut décaler son jeu, incarner ce côté fantasque.
TW : Face à Thomas, Peter, son frère. C’est en tension avec la force de ce « pôle opposé » de la distribution que se construit Thomas. Et, en dépit d’antagonismes a priori schématiques et bien connus, les enjeux sont aussi plus secrets… Il y a un double affrontement. Le premier, comme on l’a vu, sur le terrain public, politique, entre le pouvoir et le savoir. Le second, en souterrain, sur le terrain familial. Et là, entre l’aîné et le cadet, à l’image des frères ennemis shakespeariens de Comme il vous plaira, par exemple, il est fondamentalement question de problèmes de reconnaissance, de jalousie, de complexes d’infériorité parfois inattendus… En distribuant Michel Lavoie dans Peter, je cherche à la fois une certaine forme d’habileté politique dans l’usage chaleureux de la langue de bois, une force physique contre laquelle Thomas peut lutter, mais aussi des failles, une fragilité… L’humour repose peut-être sur l’écart entre les enjeux verbalisés et les moteurs réels : voir ressurgir chez ces hommes qui se prennent très au sérieux, qui ont une haute opinion d’eux-mêmes, des conflits et des comportements tout droit sortis de l’enfance.
Dans cet environnement masculin, Katherine Stockmann occupe un rôle central. Elle a partagé avec Thomas l’exil et le pain noir, pour un motif qui ne sera jamais dévoilé, et s’efforce aujourd’hui de maintenir le foyer en équilibre. C’est bien entendu la marque de l’époque, mais aussi un contre-point ironique à l’idéalisme saturant de Thomas, dont elle révèle l’absence de progressisme factuel. Son appréhension immédiate des enjeux et des conséquences des errements de Thomas corsète sa parole en société. Mais le regard critique sur la compromission de son mari auprès des notables en dit long sur sa droiture politique. Quand la chute se précise, elle n’aura d’autre choix que de faire bloc, de le défendre comme une lionne. Elle porte ce héros raté insupportable comme un sacerdoce, et on la voit lutter avec un dévouement de sainte-jeanne qui frise l’obstination. Emilie Maréchal apportera à cette figure une présence fière et singulière, l’arrachant au poids de la convention sociale.
Petra, leur fille, que jouera Sarah Ber, a la liberté de ton et de comportement du militantisme féministe estudiantin de la seconde moitié du 19e siècle en Norvège (les lettres d’étudiantes conservées dans les registres de l’université d’Oslo nous apportent un bel éclairage sur ce mouvement), et l’assurance voire une certaine forme de complexe de supériorité des enfants nés dans un milieu culturellement favorisé. Elle a de grandes idées pour fonder une nouvelle école, mais elle a comme son père quelques problèmes quand il s’agit de les faire basculer dans la réalité. Son Œdipe ne semble pas tout à fait résolu, et le besoin d’être reconnue par ce père qu’elle adule naïvement et aveuglément – et qui jusqu’à la dernière réplique ne la voit pas, sous-tend probablement une grande partie de ses actes, que j’imagine parfois extravagants.
Du côté du Messager du peuple, journal d’opposition qu’Ibsen accable, le rédacteur en chef Hovstad, que jouera Pedro Cabanas, est un peu trop lâche pour qu’on puisse croire à sa posture de justicier frondeur issu du peuple, et on peine à déchiffrer l’étendue de ses manœuvres tant elles sont crapuleuses : soutient-il le docteur pour coucher avec sa fille ? ou cherche-t-il à capter l’héritage de Petra pour sauver son journal en faillite ? Cependant la maladresse dont il fait preuve, sa propension à être dépassé par les évènements, son complexe social et sa sincérité, quand il se retrouve face à la jeune femme dont l’insolente naïveté désamorce tous ses plans, pourraient peut-être aussi lui donner un caractère attachant.
Nous féminiserons avec Joséphine de Weck le rôle de Billing, sa jeune collaboratrice dont les dents rayent le parquet, journaliste militante anarchiste jusqu’au-boutiste, morfale et pique-assiette, dont les aspirations à démolir la baraque et l’administration suédoise ne sont pas incompatibles avec des manœuvres carriéristes pour occuper un poste au sein de cette même administration. Perfide, cynique et effrontée, c’est elle qui lancera la calomnie : on aurait refusé une augmentation à Thomas, ce qui motiverait sa révélation.
Mais rien ne fonctionnerait sans l’alliance opportune avec un troisième larron cravaté, représentant d’une bourgeoisie de province d’une médiocrité moyenne et atavique que je connais bien : M. Aslaksen, que jouera René-Claude Emery, président de l’association des petits propriétaires et de la société de tempérance, et imprimeur dont dépend le Messager du peuple. Les démocrates et les classes possédantes se retrouvent, aux abois, autour d’un commun intérêt : que tout reste comme avant.
Autour de la famille tourne aussi le Capitaine Horster, interprété par Denis Mpunga, un ami secourable aux mystérieuses motivations… Est-ce le secret Dr Rank de Katherine? La figure du marin est toujours chez Ibsen un symbole de liberté. En partance pour le Nouveau monde, sans attaches, propriétaire d’une grande maison, il préfère la mer à la politique, et incarne une sorte de contre-point plutôt mutique (et possiblement agaçant) aux inextricables affaires de famille, de loyer et de logement… dans lesquelles Stockmann est empêtré. Sa bienveillance et son hospitalité sont peut-être aussi motivées par des moteurs plus troubles. Thomas hors-jeu, il finira par accueillir chez lui Katherine et Petra… qui s’y était initialement refusée.
A la marge également, Morten Kiil, père adoptif de Katherine Stockmann que jouera Marcel Delval, industriel solitaire et rancunier, dit « le blaireau », en lutte lui aussi contre les représentants de la société dont il a été chassé. Quand ses tanneries s’avèrent être à l’origine de la pollution des bains, provoquant de fait de multiples spéculations admiratives du club des crapules sur le plan secret de Thomas, il jouit du chaos et invente pour se venger un stratagème d’une perversité diabolique: transformer sa fortune en actions des bains.
« Ceci est l’avenir des tiens, persévère et tu l’anéantis, cède et tu les sauves » dit-t-il à Thomas. Et c’est justement la vue de ses enfants (deux grands garçons viendront rejoindre la distribution, âgés de 10 et 13 ans environ) qui délivre Stockmann de la résignation qui le menace un court instant : plutôt vivre de rien que leur enseigner la soumission.
Le gloomy Ibsen allume, à l’extrémité de son brûlot nihiliste une sorte de fanal d’espoir, un projet éducatif d’un sens nouveau, aux échos platoniciens, dont l’optimisme et la gaité nous étonnerait presque, plus d’un siècle plus tard, alors que les crises sanitaires et environnementales dépassent la fiction, et que l’au-delà de l’effondrement nous sidère.
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